Si on touche au statut... (interview pour Una Città - n. 186)


interview pour le mensuel Una Città . n.186 - Août 2011 - propos recueillis par Francesca Barca

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Un site a vu le jour pour offrir aux femmes un espace de discussions libres. Dans le temps de Ben Ali, le féminisme était imposé par la propagande de l’Etat, couplé avec la répression, cela a conduit à une islamisation de masses et à un retour du voile pour beaucoup de jeunes filles. Un changement imparable… Interview avec Khalil Gdoura et Bayrem Zouari.

 

Khalil Gdoura, web analyst, et Bayrem Zouari, designer et photographe, 26 ans, sont les fondateurs de Tounsia 4Ever, un site communautaire écrit et dédié, par et pour les femmes. Le site touche à des sujets divers qui vont de la makeup à la sexualité, en passant par l’entrepreunariat ou encore la cuisine. Tounsia 4Ever est né en tant que groupe sur Facebook en 2008, et est devenu un site à part (www.tounsia4ever.com) en 2010.

 

 

 

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Vous gérez un site dédié aux femmes. Comment cela est-il arrivé ?


Bayrem : C'est un acte d'amour. Les femmes tunisiennes ont toujours souffert du manque de confiance en elles, vis à vis des femmes européennes.  Nous avons donc voulu affirmer que la femme tunisienne est belle, intelligente, émancipée et moderne. Il est vrai que nous sommes deux hommes qui parlent des femmes, c'est parce que nous croyons qu'aujourd'hui, l'homme doit être féministe, et il devrait soutenir la femme dans son combat. Sans la femme en Tunisie, il n'y aurait pas eu de révolution : la femme était un moteur, comme dans beaucoup d'autres domaines.

 

Khalil : Il n’est pas paradoxal que des hommes soutiennent le féminisme. Récemment, nous avons été invités par l'association féminine Femmes Républicaines pour parler de notre site. Le fait que nous sommes deux hommes à représenter Tounsia 4Ever n'était pas problématique aux yeux de l’association. Le féminisme doit être soutenu par la société toute entière. Autre motif, l'attitude de l'homme tunisien qui devrait changer. Aujourd'hui, certains hommes se sentent dérangés face à une femme émancipée, ils chercheraient alors à contrôler et à forcer des femmes à adhérer à leurs principes. Ce constat se confirme au fil des discussions sur le forum du site, autour de sujets sensibles tels la sexualité. Certaines participantes se montrent favorables pour franchir le pas, mais elles redoutent la réaction des hommes. En bref, nous pensons qu’il y a un fossé entre l’évolution de la femme tunisienne et celle de l’homme tunisien, qui se sentirait généralement inférieur.

 

Bayrem : L’homme tunisien adopte la même attitude avec les femmes étrangères.  Je note en effet une frustration sexuelle : nous sommes bombardés par la pornographie et par la télévision satellitaire qui véhiculent une image exagérément libre et libertine de la femme européenne.

 

Khalil : A ce propos, les femmes tunisiennes ne sont pas du reste. A la plage par exemple, le comportement de l’homme tunisien envers les femmes est le même, qu’elles soit européennes ou tunisiennes. Des hommes prennent du temps à comprendre que la liberté vestimentaire fait aussi partie de la liberté de la femme.

 

Bayrem : D'autre part, il y a encore beaucoup de tabous sexuels  que nous portons avec nous depuis l’enfance. Parlant de sexualité, les femmes tunisiennes sont plus tolérantes mais aussi plus discrètes. Le problème, encore une fois, réside dans l'homme qui exige que sa future femme soit vierge. J’avoue qu’il est difficile d'éradiquer ces stéréotypes, c'est plus fort que nous.

 

 

« Avant la chute de Ben Ali en Tunisie, il y avait un féminisme d'Etat. Cela signifie que l'Etat était féministe, mais pas la société… »


 

En Tunisie, la femme dépend encore beaucoup de l'homme. La femme éprouve une fascination vis-à-vis de l’homme, pour ainsi le dire. Cela est dû probablement à notre background culturel.

 

Khalil : Ayant participé à la modération du groupe depuis son lancement en 2008, j’ai remarqué que les quelques hommes qui ont participé dans les discussions, ont été ou bien hostiles aux discussions et aux points de vue féminins qui y sont exposés, ou encore ils ont essayé d’amadouer les participantes. Il y a eu quelques exceptions d’hommes sincèrement intéressés ou curieux des sujets de la femme. C’est pourquoi nous avons tenu à cet espace de discussions entre femmes.

 

Comment est né et comment fonctionne Tounsia 4Ever ?


Bayrem : L'idée de Tounsia 4Ever est née suite à un constat : Avant la chute de Ben Ali en Tunisie, il y avait un féminisme d'Etat, cela signifie que l'Etat était féministe mais pas la société. Il est vrai que dans les années 60, on disait que la Tunisie est en voie de devenir un pays féministe, en raisons des lois pour l’émancipation des femmes, etc. mais petit à petit, et durant les 23 années sous Ben Ali, on a assisté à une régression graduelle, parallèlement à une montée de l’islamisme. Ben Ali s’occupait de sa propagande anti-islamiste, pour rassurer l’Occident et pour montrer la Tunisie en tant que pays laïque, mais cela n’était pas vrai.

 

Le groupe facebook et le site sont nés à partir d'une illustration, une espèce d'icône que j'avais élaborée (je suis graphiste) pour représenter la femme tunisienne : une femme encore sexy, libre et sûre d’elle. Après avoir discuté avec Khalil, web analyst, nous avons eu l'idée de créer un groupe pour les femmes tunisiennes. L'expérience a été appréciée et les femmes ont commencé à discuter sur des thèmes féminins parfois polémiques comme la polygamie. Petit à petit, le groupe s’est animé, et l'illustration que j'avais élaborée est devenue connue. C’était fin 2008,  le régime était toujours là. Nous avons subi quelques attaques. Sur Facebook, des extrémistes ont signalé le groupe ainsi que mon profil dans l’espoir de les bloquer, après m’avoir accusé d'être laïque.Les filles, en revanche, reconnaissent l’illustration et le groupe qu’elles ont appréciés de plus en plus. Du coup, nous avons pensé à créer un site pour avoir un espace, là où des articles peuvent être publiés, et là où les débats auront plus d’écho.

 

Personnellement,  je vois que ce site est notre cadeau pour les femmes tunisiennes.

 

 

« Je n'ai jamais pensé qu'en Tunisie, on pouvait avoir un débat sur la censure du porno… »



Nous avons cherché du soutien auprès de l’Etat, en nous associant à une organisation qui cherche à s’inscrire dans notre optique … « vous êtes féministes, nous les sommes aussi ». Mais cela n’a pas fonctionné,  parce qu’on nous a recommandé de parler de Leila Ben Ali. D’ailleurs, nous n’avons jamais publié un seul article sur elle. A l’époque, nous nous sommes intéressés plutôt à la société. Evidemment, nous n’avons rien fait de révolutionnaire.

 

 

Quels sont les sujets qui sont traités sur le site ?


Khalil : Des thèmes qui ont trait à la société : Famille, Adolescence, Sexualité, ... puis arrivent les rubriques "commerciales" : des produits de soin, de beauté, une rubrique pour la cuisine, vie pratique, etc. Nous avons partagé quelques profils de femmes entrepreneurs et actives dans la société civile. Récemment, nous avons commencé à interviewer aussi des femmes engagées dans la vie politique. L’été dernier, nous avons eu un pic remarquable de visites, notamment au cours du mois de ramadan. Les discussions étaient alors axées sur les séries télévisées et les téléfilms à thème social. La production audiovisuelle est en effet en hausse dans cette période de l’année.

 

Vous avez dit que les thèmes qui attirent le plus sont les sujets tabous, dont la sexualité ?

 

Khalil : Dans le site, les femmes ont abordé des sujets tels l’harcèlement sexuel, la vie sexuelle des adolescentes, la sodomie, l’adultère ou encore la prostitution. Sur l’harcèlement sexuel, on lit :  "C'est un problème d'éducation : on leur met dans le crane que "la Femme a été créée par Dieu pour l'Homme" et qu'à partir du moment où une femme se met en valeur c'est qu'elle cherche -excusez l'expression- à se faire culbuter."


Ce sont des sujets qui prennent la forme de confidentielles, ou encore des débats opposant des points de vue des deux sexes. Dans tous les cas, les débats lancés sur le forum sont initiés par des femmes qui animent la communauté Tounsia 4Ever. Ce sont des femmes avec qui nous collaborons dans la gestion de notre page de fans sur facebook et dans la modération des discussions sur le forum. Au niveau du site, nous intervenons dans la mise en page des articles et des visuels. Toutefois, la ligne éditoriale est dictée par la communauté.

 

Dans le forum du site, les hommes sont aussi invités dans des discussions où pour un même sujet, les visions, celles des hommes et des femmes, diffèrent. Dans l’une de ces discussions, portant sur les relations de couple, une jeune femme a dit : " les hommes tunisiens malheureusement ne meritent aucunes concessions de notre part !! ils sont tellement egoistes et sans exception..."  Ou encore, en débattant de l’éducation en Tunisie, une femme remarque en parlant des hommes :  "...se croient (les hommes) tout permis sous prétexte qu'ils détiennent un quelconque pouvoir [...]  les mères nourricières les ont éduqués ainsi... voyez donc vos frères, cousins..."

 


Comment vous décrivez la situation d'Internet en Tunisie ? Le tribunal de Tunisie a approuvé la censure des sites porno…


censure-internet-tunisieBayrem : Personnellement,  j'ai trouvé cela très positif, je n'ai jamais pensé qu’en Tunisie, on pouvait avoir un débat sur la censure de la porno. Je pense que la réaction au porno, aujourd’hui accessible à tout le monde, est naturelle. Il y a actuellement un débat sur la possibilité de faire appel aux solutions de contrôle parental, comme alternative à la censure. Après tout, si nous introduisons une forme de censure, il y aura des discussions, des manifestations, et je trouve que cela est un signe de civilisation...

 

Khalil : Pendant la dictature, toutes les décisions étaient prises par le pouvoir et appliquées par l’ATI (Agence Tunisienne d’Internet). Maintenant, c'est le tribunal qui décide. Dans cette affaire du porno, l’idée de la censure était initiée par des avocats qui ont bien leurs raisons et craintes, il ne s’agit plus de dictature. Le pouvoir judiciaire est en train de prendre le chemin de l’indépendance. De plus, les gens vont s'habituer à chercher leurs arguments, à débattre, et à se convaincre mutuellement. Fini la violence.

 

 

Vous vous occupez aussi de la politique : en vue des élections d'octobre, vous êtes en train de préparer une initiative…

 

Khalil : A la vue des programmes des partis politiques, toutes tendances confondues, nous avons l’impression que la femme tunisienne est devenue un cheval de bataille pour les prochaines élections. Les partis islamistes ne sont pas du reste ; la femme est présente dans leurs campagnes pour rassurer les citoyens. Ils affirment aussi être des défenseurs des droits de la femme. Est-ce que les partis sont si divergents que ça ? Nous estimons qu'il faudrait discuter, s'approfondir sur la question, nous avons décidé de demander aux partis comment ils voient la femme tunisienne, libre et émancipée. Nous voulons parler avec tout le monde, y compris les partis qui ont collaboré d’une manière ou d’une autre avec la dictature, et qu'au jour d’aujourd'hui, sont en perte de crédibilité. Ces partis, qu’on le veuille ou pas, ont contribué dans des initiatives féministes avec l'Etat. Nous pensons enfin à questionner des femmes de la société civile et des organisations nationales à l’instar de l'UGTT, centrale syndicale.  Parce que les femmes sont partout…

 

Bayrem : L’essentiel pour nous, est de ne point toucher à la femme tunisienne. Nous voulons découvrir qui instrumentalise la femme pour des fins politiques, et qui veut vraiment son bien.

 

Quels sont les partis qui voudront toucher aux droits des femmes ?

 

Khalil : Nous demeurons sceptiques concernant quelques figures associées à l’extrémisme et qui sont connues pour leur charisme et beaux mots. Ce sont des politiciens avant tout, et ils ont une certaine influence.

 

Bayrem : Le risque d'une nouvelle instrumentalisation de la femme comme au temps du féminisme de Ben Ali, est réel. Nous restons vigilants. Si on touche au statut des femmes tunisiennes, c'est tout le pays qui va s'écrouler.

 

 

On dit qu'après  le 14 janvier, le nombre des femmes voilées a augmenté ?

 

Bayrem : Je ne pense pas que c'est vrai, les femmes utilisaient le hijab même avant, mais on ne les remarquait pas assez, pour la simple raison qu'elles avaient des difficultés pour sortir dans les lieux publics. Sous le régime de Ben Ali, les femmes voilées ont été privées de leurs droits élémentaires, par exemple, de nombreuses jeunes filles ont été expulsées de l'école pour avoir choisi le voile. Paradoxalement, cette répression a poussé des femmes à porter le voile. Je remarque cependant que les médias occidentaux donnent une image alarmiste de la femme tunisienne qui régresse.  Je dirais que vous devez arrêter parce que vous nous compliquez beaucoup la tâche.

 

 

« Nous sommes plus près, géographiquement, culturellement et même politiquement de l'Italie que de l'Arabie Saoudite »

 


En effet, trop se focaliser sur le phénomène du voile risque d’engendrer une réaction : la montée de l'islamisme radical, en Tunisie comme c’était le cas dans les sociétés du Golfe. Si l'Europe continue à nous voir comme des peuples inférieurs, ce sera trop difficile pour nous d’évoluer. Et puis, nous sommes plus proches géographiquement, culturellement et même politiquement de l'Italie que de l'Arabie Saoudite, nous sommes méditerranéens plus qu'arabes.

 

Khalil : le problème, c'est les étiquettes. C’est absurde. Les islamistes accusent la femme tunisienne de subir une influence occidentale, et en Europe, on pense que la femme tunisienne est menacée par l'Islam radical. Nous souhaitons juste  que la Tunisienne soit indépendante dans sa manière d’être et dans tout ce qu’elle fait.

 

Mais le risque de la montée de l'islamisme est-il réel ?


Bayrem : Je ne le crois pas. Même si l'islamisme et le fanatisme montent, cela permettra d'avoir des débats et des discussions et forcément, nous aurons une réforme. Et tout comme le catholicisme, à un certain point de son histoire, avait une figure et un réformateur comme Luther, nous aussi, aurons notre Luther. Je crois que l'Islam modéré se développera, et le changement arrivera encore une fois de la Tunisie, ou peut-être de l'Egypte. Ce sera un nouveau effet domino tout comme l’était la révolution, et ce sera le salut du monde musulman.

 

Khalil : Il existe actuellement de nombreuses discussions entre les islamistes et les partisans de la laïcité, et aujourd'hui même, les non religieux ont eu le courage de s’exprimer. Pendant la dictature, toutes les voix étaient interdites de s’exprimer, islamistes et autres. Il y avait des blogs de libres penseurs qui ont été censurés. Ben Ali voulait un seul culte : celui de son parti. Ce n’est plus le cas, tout le monde s’exprime et se découvre aujourd’hui.

 

Bayrem : Je ne voudrais certainement pas dire que nous vivons dans un paradis, mais en ce moment, beaucoup de choses sont en mouvement. Nous défendons même les islamistes parce qu’eux aussi ont été réprimés, emprisonnés et torturés pendant plus de 50 ans. Leur volonté de sortir est tout à fait naturelle, ils veulent s'affirmer, mais cela va passer. Le fait d’avoir la possibilité de débat sur les ondes d’une radio, entre Abdelfattah Mourou, l'un des fondateurs du mouvement Ennahdha, et Mohamed Talbi, un islamologue partisan d'une lecture contextualisée du coran. est quelque chose d’énorme : Les deux hommes ont une lecture quasi opposée de l’Islam.

 

Depuis quelques mois, il y avait des discussions sur la laïcité, et des manifestations quelques unes violentes, pensez vous qu'il y a une possibilité d'ouverture ?


manifestation-laique-tunisieBayrem : Les Tunisiens ont peur de l'athéisme parce qu'ils voient les athées comme des provocateurs. En réalité, le Tunisien est très tolérant. Il accepte le fait que l’autre boit de l’alcool, entretient des relations sexuelles hors mariage, etc. Je voulais dire, les Tunisiens sont laïques dans la pratique, mais ils  gardent une image agressive de la laïcité et se voient donc menacés. Si vous n’êtes pas pratiquant, mais discret et respectueux, vous n’aurez pas de problème. Si au contraire, vous affirmez être non croyant, haut et fort, la réaction des gens changera. Vous pouvez continuer à vivre votre vie normalement, voire même faire des blagues sur la religion,  à la limite, mais vous ne devez jamais déclarer que vous êtes athée.

  

Khalil : Je crois que le problème est le fait d'associer l'athéisme et la laïcité avec quelque chose de négatif. Durant la période de Ben Ali, les islamistes ont été réprimés au nom d'une laïcité présumée.

 

Ce site est-il devenu un vrai travail pour vous ?


Bayrem : oui, c'est un travail pour nous. La femme, en tant que consommatrice, est aussi un moteur de notre économie. Aujourd’hui, le site est sponsorisé par des marques de mode, des produits de soin et de beauté, etc. Grâce à ce sponsoring, le site peut survivre et évoluer. La quête des annonceurs a été au début infernale. Dur de se placer dans le marché de la communication et de la publicité. Maintenant, nous trouvons les bons partenaires.

 

Khalil : Le secteur de la communication est en train de s’ouvrir, semble-il. Selon les dires d’un partenaire travaillant dans les relations de presse, les professionnels sont plus coopératifs après le 14 janvier.

 

Bayrem : Malgré les changements en cours, la Tunisie fonctionne encore avec un système de clans, une forme de mafia qui est loin d'être démantelée : même décapitée, ses racines résistent encore. Cependant,  je suis optimiste, le changement prendra du temps, mais ça arrivera.

 

 

Propos recueillis par Francesca Barca

le 6 juillet 2011

 


 

 

Si on touche au statut... (interview pour Una Città - n. 186)